Cette fois, il ne suffit plus d'en rester aux bons sentiments officiels, en déplorant que l'on attaque "les valeurs de la civilisation occidentale", "les droits et les libertés" ou Dieu sait quel autre bel objet de notre respect...
Lorsque le terrorisme frappe les quelques fidèles d'une messe de semaine à Saint-Étienne-du-Rouvray et que le vieux prêtre venu y finir ses jours est égorgé, c'est le moment de balayer les ricanements des mondains : ça existe, ce trou normand ? Et on y dit encore la messe ? Il y a encore des grenouilles de bénitier qui viennent faire grincer les chaises en marmonnant leur prière, un chapelet à la main ?
Oui. Ce petit troupeau est bien là, et il venait entourer son pasteur pour revivre le Mystère quotidien, tous les ricanements du monde n'y feront rien.
Et si le terrorisme vient frapper là, c'est qu'il y a quelque chose à atteindre. Quelque chose d'infiniment beau, précieux et respectable. Si le monde veut l'ignorer, la folie islamiste, elle, le reconnaît.
Face a cette haine brûlante, pour ne pas dégrader notre propre humanité dans le feu de la colère, il reste à relire les mots d'un autre martyr, le Père Christian de Chergé, abbé de Tibhirine, qui a signé de son sang ce testament spirituel :
Quand un À-DIEU
s'envisage...
S'il m'arrivait un jour –
et ça pourrait être aujourd'hui - d'être victime du terrorisme qui
semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en
Algérie, j'aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille, se
souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays. Qu'ils
acceptent que le Maître Unique de toute vie ne saurait être
étranger à ce départ brutal. Qu'ils prient pour moi : comment
serais-je trouvé digne d'une telle offrande ? Qu'ils sachent
associer cette mort à tant d'autres aussi violentes, laissées dans
l'indifférence de l'anonymat.
Ma vie n'a pas plus de prix
qu'une autre. Elle n'en a pas moins non plus. En tout cas, elle n'a
pas l'innocence de l'enfance. J'ai suffisamment vécu pour me savoir
complice du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde et même
de celui-là qui me frapperait aveuglément. J'aimerais, le moment
venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le
pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps
que de pardonner de tout cœur à qui m'aurait atteint. Je ne saurais
souhaiter une telle mort. Il me paraît important de le professer. Je
ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple
que j'aime soit indistinctement accusé de mon meurtre. C'est trop
cher payer ce qu'on appellera, peut-être, la « grâce du martyre »
que de la devoir à un Algérien, quel qu'il soit, surtout s'il dit
agir en fidélité à ce qu'il croit être l'Islam.
Je sais le mépris dont on
a pu entourer les Algériens pris globalement. Je sais aussi les
caricatures de l'Islam qu'encourage un certain islamisme. Il est trop
facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie
religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes. L'Algérie et
l'Islam, pour moi, c'est autre chose, c'est un corps et une âme. Je
l'ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j'en ai
reçu, y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l'Évangile
appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église.
Précisément en Algérie, et, déjà, dans le respect des croyants
musulmans. Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui
m'ont rapidement traité de naïf, ou d'idéaliste : « Qu'il dise
maintenant ce qu'il en pense ! » Mais ceux-là doivent savoir que
sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité. Voici que je
pourrai, s'il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père
pour contempler avec Lui ses enfants de l'Islam tels qu'Il les voit,
tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de Sa Passion investis
par le Don de l'Esprit dont la joie secrète sera toujours d'établir
la communion et de rétablir la ressemblance en jouant avec les
différences.
Cette vie perdue totalement mienne et
totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l'avoir voulue
tout entière pour cette JOIE-là, envers et malgré tout. Dans ce
MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus bien
sûr, amis d'hier et d'aujourd'hui, et vous, ô mes amis d'ici, aux
côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères
et des leurs, centuple accordé comme il était promis ! Et toi
aussi, l'ami de la dernière minute, qui n'aura pas su ce que tu
faisais. Oui, pour toi aussi je le veux ce MERCI, et cet "À-DIEU"
envisagé de toi. Et qu'il nous soit donné de nous retrouver,
larrons heureux, en paradis, s'il plaît à Dieu, notre Père à tous
deux.
AMEN ! Inch'Allah ! Christian
Alger, 1er décembre
1993
Tibhirine, 1er janvier
1994