vendredi 14 octobre 2022

Un matin d'octobre

 La vie du petit jardin a bien changé, mais les choses vont leur cours. 

Moyen Sapin étudie la philosophie à Milwaukee, Wisconsin, près du lac Michigan, si grand qu'on dirait la mer (le sel en moins). Il a aussi commencé à enseigner la philosophie.

Petit Bouton d'or étudie la littérature et surtout le théâtre à Dallas, Texas, après un semestre passé à Rome au printemps dernier. Elle a beaucoup apprécié l'Italie (bonne cuisine et vin compris).

Il reste à la maison Mademoiselle Bee qui travaille sur Internet, devenue 3D Designer : elle représente en 3 dimensions des espaces de travail que les clients peuvent visiter avant même la construction du bâtiment. On n'arrête pas le progrès.

Et il reste bien sûr Petit Lierre, qui a bien grandi et découvre les joies du lycée, dans un établissement catholique pour garçons qui lui convient parfaitement.

Myosotis donne des cours de français le samedi, fait du bénévolat, prend soin de la maison et en parle à la chienne Birdie, très présente.

De son côté, le Grand Chêne a été désigné volontaire pour remplacer le directeur de son secteur à la Banque Mondiale, le temps qu'on en trouve un autre. Il occupe donc 2 postes simultanément, toujours manager de son équipe mais aussi chargé de dossiers importants avec des Coréens ou des Suédois haut placés. (Du coup, il doit de nouveau porter une cravate, devenue obsolète depuis la crise Covid.)

Tout occupé de ses responsabilités et légèrement endormi encore, il est parti ce matin prendre le métro sans faire sa checklist complète. Et soudain, Petit Lierre a trouvé le téléphone portable paternel oublié

Ce matin tranquille est alors devenu comme un match de baseball : il ne s'y passe pas grand chose, mais quand une balle arrive, une fraction de seconde suffit pour perdre ou gagner. Myosotis a empoigné le téléphone oublié et son sac à main (avec la clé dedans), puis elle a bondi dans la voiture pour tenter de rattraper le Grand Chêne sur son parcours habituel (15 minutes de marche vers le centre ville). Conduire prudemment est resté la priorité, mais il fallait aussi aller vite et guetter de tous côtés la grande silhouette grise avec casquette et sac au dos. Accrochée à son volant, Myosotis a repéré le Grand Chêne au moment où il disparaissait en haut de l'escalier qui mène à la passerelle du métro.

 Il ne s'est pas retourné pour vérifier qui klaxonnait éperdument, alors Myosotis a abandonné la voiture près d'un trottoir, empoigné derechef téléphone et sac à main puis traversé en courant le carrefour heureusement presque désert. Il lui restait à monter la volée de marches à son tour, en criant "please stop my husband!" à un passant surpris. Et le Grand Chêne ainsi hélé s'est enfin retourné. Le passant a continué son chemin discrètement, tandis que le précieux téléphone retrouvait son propriétaire.

Le Grand Chêne ne s'était douté de rien et n'a réalisé l'ampleur du drame auquel il échappait (une journée encore plus compliquée) qu'en voyant arriver son épouse échevelée, en chaussons, chemise de nuit et robe de chambre rose, qui brandissait son téléphone et criait "Darling !" avec l'aide d'un inconnu qui l'appelait "Sir!"

Assommé de fatigue, l'esprit plein de documents compliqués et de réunions à préparer, il n'a pas semblé vraiment surpris, il n'a lancé aucune des exclamations sonores attendues en ces circonstances, mais il a eu un sourire très doux avant de serrer sa moitié hors d'haleine sur son coeur... Sa grande pondération naturelle (pas assez appréciée dans le cadre familial) est un de ses atouts professionnels. Myosotis étonnée y repensait, en rassemblant ses esprits et les pans de sa robe de chambre pour reprendre le volant et rentrer s'habiller, son exploit accompli. Vivre avec le Grand Chêne, c'est parfois comme un match de baseball, mais souvent aussi comme un voyage à l'étranger : il faut s'attendre à ne pas tout comprendre...